L’IDEE DE PARTICIPATION
DANS LA PHILOSOPHIE POLITIQUE GAULLIENNE
par Bernard Reygrobellet
Président du Club Nouveau Siècle
La question qui hante l’imaginaire politique est, au lendemain de la guerre, la question sociale avec l’affrontement idéologique qui voit s’opposer le communisme et le capitalisme. Le général de Gaulle, qui ne veut ni de la glaciation communiste ni du capitalisme sans règles, imagine la construction de rapports nouveaux entre le capital et le travail, avec, ce qui sera d’abord l’ « association » et qui deviendra la « participation ».
La « participation » relève bien d’une philosophie politique qui cherche à libérer l’homme de l’exploitation marchande de sa force de travail en l’associant plus largement au partage des fruits de la richesse et en l’incluant dans les processus de décision. L’impact majeur de la participation ne se réduit pas, dans l’esprit du général de Gaulle, à une simple élévation du niveau de vie des travailleurs. Il s’agit bien d’une révolution sociale qui transforme la condition ouvrière.
De Gaulle propose en effet l’association entre le capital et le travail, à la fois à travers la participation des ouvriers, des employés et des cadres aux bénéfices avec l’actionnariat ouvrier et à la marche même des entreprises. Cette idée ne surgit pas, dans l’esprit du général de Gaulle, au lendemain de Mai 68, comme s’il fallait épouser les modes de l’époque.
Chronologiquement, l’idée d’« association » ou « participation » apparaît dès le 25 novembre 1941, dans le Discours d’Oxford. En 1945, sont créés les comités d’entreprise. De 1947 à 1950, toute une série de discours viennent confirmer l’idée selon laquelle la « participation » est l’une des composantes essentielles de la philosophie politique gaullienne. En 1950, c’est le projet de loi Soustelle-Vallon. L’ordonnance du 7 janvier 1959 vise à favoriser l’intéressement des salariés. Le 12 mai 1960, ce sont les décrets Bacon ; le 12 juillet 1965, l’amendement Vallon ; en 1966, le projet de loi, puis l’ordonnance du 17 août 1967. Suivront les lois du 22 juin et du 17 août 1967.
Par commodité, certains parlent du gaullisme social. Le contexte idéologique de l’époque permet d’utiliser l’appellation de « gaullistes de gauche », dont l’un des représentants les plus éminents est Philippe Dechartre, le fondateur du Club Nouveau Siècle, qui regroupe les gaullistes sociaux. Or, le gaullisme se suffit à lui-même, il est social par essence. Mais les observateurs ont toujours besoin de mettre des étiquettes. De Gaulle, qui savait qu’il avait affaire à une droite conservatrice et un patronat peu ouvert sur le social, aimait dire qu’il allait rameuter ses « gaullistes de gauche » pour faire « passer » ses réformes sociales.
Si je parle de philosophie politique à propos du gaullisme, c’est bien parce que la « participation » n’est pas un ajout artificiel, une sorte d’écran de fumée pour empêcher l’émergence des idées de gauche et l’arrivée au pouvoir des communistes, alors qu’il s’agirait simplement de défendre la droite et le capitalisme sans vouloir changer la condition ouvrière. De Gaulle cherche en réalité à résoudre la question de la lutte des classes.
Dans le fameux discours du 1er Mai 1950, au meeting du RPF, à Bagatelle, il dira : « Liés aux machines quant à leur travail, aux patrons quant à leurs salaires [les ouvriers] se sentent moralement réduits et matériellement menacés. Et voilà la lutte des classes ! Elle est partout [
]. Elle empoisonne les rapports humains, affole les Etats, brise l’unité des nations, fomente les guerres. » De Gaulle ajoute : « c’est bien la question sociale, toujours posée, jamais résolue [
] qui pousse le monde vers un drame nouveau. »
Le gaullisme, que nourrit une vision prospective de l’Histoire et de l’évolution des sociétés, cherche à bâtir une société plus démocratique et moins inégalitaire. En 1966, de Gaulle écrit à Marcel Loichot : « Depuis toujours, je cherche, un peu à tâtons, la façon pratique de déterminer le changement, non point du niveau de vie, mais bien de la condition de l’ouvrier. Dans notre société, ce doit être le commencement de tout, comme l’accès à la propriété le fut dans notre société agricole. » Pour bien comprendre l’esprit du gaullisme, il ne faut jamais dissocier élévation du niveau de vie et révolution sociale. La « participation » recouvre les deux domaines. Le gaullisme, c’est à la fois le progrès démocratique, avec l’élection du président de la République au suffrage universel, le progrès économique avec la modernisation de l’industrie français, le progrès social avec la « participation », qui apparaît de plus en plus comme un enjeu de civilisation.
L’exceptionnalité de de Gaulle est une évidence, ce qui est moins reconnu, c’est son extrême modernité. De façon simple, la modernité constitue le fil rouge de l’action du général de Gaulle : il théorise l’armée moderne, industrialise la France, conçoit la participation, établit l’élection du président de la République au suffrage universel. Aux yeux de Gaulle, il s’agit constamment « de faire éclater tous les centralismes bureaucratiques, syndicaux, patronaux et politiques. » Sa méthode est celle des « petits pas », il demande que l’on avance en tâtonnant, c’est-à-dire en consultant les acteurs sociaux-professionnels et économiques, les élus de terrain.
L’idée de la « participation » existe aux Etats-Unis avec le Stock Purchase Plan (SPP), qui favorise l’actionnariat des salariés, en Grande-Bretagne, pays qui a mis en œuvre un dispositif complet en faveur de l’actionnaire salarié. Elle se développe un peu partout dans le monde, en particulier en Europe du sud avec l’Italie et l’Espagne. On peut dire aujourd’hui, alors que le collectiviste a disparu partout sur la planète, excepté à Cuba et en Corée du Nord, que la « participation », longtemps raillé par la classe politique traditionnelle en France, à droite comme à gauche, est une idée extrêmement moderne. Le triomphe de l’économie marchande et les dérives du capitalisme financier en font un sujet qui mérite de revenir au cœur du débat public. Depuis de Gaulle, je voudrai rendre hommage à tous ceux qui ont continué à porter cette idée, en particulier Philippe Dechartre et Jacques Godfrain.
A l’heure où les sociétés se caractérisent par la montée de l’individualiste et la disparition du lien entre l’économie et la cohésion sociale, la « participation » apparaît comme le vecteur le plus efficace pour réconcilier les Français avec le monde de l’entreprise. Pour de Gaulle, l’économie était un moyen, il appartenait à l’action politique d’utiliser ce moyen dans l’intérêt du peuple. La réponse ne pouvait être ni le communisme totalitaire, ni le capitalisme sauvage. Elle ne pouvait être ni de droite, ni de gauche. Le gaullisme est bien une utopie sociale que le volontarisme politique transforme en action. L’exceptionnalité de de Gaulle est aussi une exceptionnalité sociale, qui nourrit un projet de civilisation.
Bernard Reygrobellet